Dada et la guerre

Pour comémorer à sa façon ce 11 novembre 2014, Jean-Noêl Cuénod nous offre ce bel article paru dans la CITE de novembre...

L'article complet avec images et odeur de la poudre est dans le journal, toujours visible à la galerie.


 

La Grande Guerre et la naissance du XXe siècle (fin)

 

Dada explose au centre de l’Europe à feu et à sang

 

Dans l’œil du cyclone, tout est calme. Mais cette apparente quiétude abrite les rêves des futures tempêtes. Au centre de l’Europe, au milieu du premier conflit mondial, le mouvement Dada naît à Zurich. Après son passage, l’herbe de l’art classique ne repoussera plus. Comme sur les prés de Verdun après le labourage d’acier.

 

Par Jean-Noël Cuénod

 

«On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté», constate Bardamu-Céline dans Voyage au bout de la nuit lorsqu’il est jeté dans le lit d’enfer de la Première Guerre mondiale. Le monde, en effet, sera déniaisé à ce moment-là, ce qui ne le rendra pas plus intelligent. Terminée la guerre en dentelles ; oubliées les règles de la chevalerie. Les chevaux, d’ailleurs, ne pèsent plus lourd devant les éléphants d’acier qui foncent dans la fange, écrasent les chairs animales et humaines sur leur passage.

Dans les trous d’obus, la vieille civilisation européenne s’embourbe, s’enlise et disparaît. Plus jamais, on ne parlera de «Belle Epoque». Pour la première fois, les horreurs de la guerre – qui ont toujours existé – se démocratisent. Les civils en prennent aussi pour leur grade. Les progrès de la technique– qui devaient éclairer l’âme des hommes en même temps que leur maison – servent à perfectionner les outils de la boucherie collective. Naguère encore, la Science arborait sa majuscule et marchait de concert avec l’Art. Mais depuis mardi 28 juillet 1914, la science a pris sa minuscule pour chausser son casque à pointe et s’enrouler les chevilles de bandes molletières.

L’art aussi est mobilisé et prend un méchant coup sur son dentier. Comment tricoter des alexandrins lorsqu’il pleut des obus? Comment lécher une toile quand on bouffe de la boue? Comment trousser un lied en entonnant des chants de marche? Certes, le poète Apollinaire écrira, «Ah Dieu que la guerre est jolie!» Mais il en sera frappé, à la tête. Et mourra de grippe espagnole, cet avatar pandémique des champs de bataille.

 

 

Les briseurs de tabous à l’œuvre

 

Avant les coups de canons, les briseurs de tabous avaient déjà commencé leur coupable industrie. Marcel Duchamp a lancé son premier ready-made, une roue de bicyclette, en 1913 à Paris. Cette même année, le peintre Marcel Janco quitte sa Roumanie natale pour voir du pays à Zurich. Il s’y lie d’amitié avec un poète, peintre et sculpteur strasbourgeois Jean ou Hans Arp.

Dès la déclaration de guerre, nombre d’artistes révolutionnaires venant d’Allemagne, de France, d’Autriche-Hongrie convergent vers la Suisse et sa neutralité. Ils y rencontrent d’autres jeunes qui naviguent dans les mêmes eaux rouges et noires. Ainsi, Jean Arp fait connaissance à Zurich de sa future épouse, la peintre et sculptrice suisse Sophie Taeuber. Le portrait de cette grande artiste, cofondatrice de Dada, figure désormais sur nos billets de 50 francs. Hommage du vice capitaliste à la vertu dadaïste?

En 1914, des anars et des socialistes de l’ultragauche zurichoise créent un groupe nommé «Cabaret Pantagruel» qui organise, de bistrots en bars, des spectacles provocateurs. Parmi ces révoltés figurent Hugo Ball, un admirateur du penseur libertaire russe mort en Suisse, Mikhaïl Bakounine. Il fuit ses obligations militaires, vit sous un nom d’emprunt ce qui lui vaut un court séjour dans les geôles zurichoises.  Libéré, il reste au bord de la Limmat avec sa femme la danseuse et poétesse Emmy Hennings; le couple fait aussi partie d’une troupe de théâtre appelée «Flamingo».

 Lors de ses pérégrinations dans la Vieille-Ville de Zurich, Ball est attiré par un bistrot nommé «Holländische Meierei» («Métairie hollandaise»), sis numéro 1 Spiegelgasse; le café dispose d’une salle désaffectée. Elle ne le restera pas longtemps. Hugo Ball et ses copains l’investissent aussitôt, après en avoir reçu l’autorisation du propriétaire de l’établissement, Jan Ephraim. Le 5 février 1916, la «bande à Ball» lance sa première soirée au «Cabaret Voltaire».

Ce même mois et cette même année, un couple de réfugiés russes dépose son maigre bagage quelques mètres plus loin, au numéro 17 Spiegelgasse. Il s’agit de Nadejda Kroupskaïa et de son mari, Vladimir Illitch Oulianov dit Lénine. C’est de là que le futur fondateur de l’URSS prendra son envol en 1918 vers Petrograd et la Révolution bolchevique. La Suisse était déjà le refuge de nombreux leaders révolutionnaires avant 1914 ; elle le sera encore plus après la déclaration de guerre. A l’ombre de la Bahnoffstrasse et de ses banques, se trament les grands bouleversements du XXe siècle, pour le meilleur et pour le pire. Du chambardement de toutes les expressions artistiques à la Révolution bolchevique qui a transformé l’espérance en goulag.

 

Dada prend forme

 

Hugo Ball vient d’entrer en possession de son cabaret, lorsque Marcel Janco se promène dans la Spiegelgasse. Il surprend un air de piano qui s’échappe de la «Holländische Meierei». C’est Ball qui joue du clavier. Le peintre roumain s’introduit dans la salle du «Cabaret Voltaire» et se présente au poète allemand. Les deux artistes se rendent vite compte qu’ils partagent la même vision du monde. Marcel Janco fait aussitôt partie de la bande, d’autant plus que Ball a besoin d’un décorateur; Janco fera l’affaire. Il amène avec lui Jean Arp, Sophie Taeuber et son meilleur ami, le très jeune poète roumain Tristan Tzara qu’il a convaincu de le rejoindre à Zurich. Dada prend forme.

 Le lieu est exigu. En guise de podium, un plateau de dix mètres carrés ; dans la salle, sont disposées vingt tables ; le cabaret peut contenir une cinquantaine de personnes. Dès les premières soirées, le «Cabaret Voltaire» connaît un succès foudroyant qui dépasse très largement la jauge maximale. Hugo Ball peut enfin réaliser ses projets les plus radicaux qui bouillonnent dans son crâne depuis 1912, au moins. Il rêve d’un théâtre total qui fusionnerait sur la scène toutes les disciplines artistiques, peinture, musique, danse, poésie, sculpture.

Avec Kandinsky, Klee et Richard Huelsenbeck – qui le rejoint au «Cabaret Voltaire» – il avait déjà entrepris quelques tentatives en ce sens à Berlin. Toutefois, à Zurich, Ball et sa bande trouvent une configuration exceptionnelle: un lieu bien à eux, une concentration de talents venus de tous les horizons artistiques et géographiques ainsi qu’une situation politique explosive, à tous points de vue. 

Lors de l’un des premiers spectacles, Hugo Ball provoque la sensation en arborant un costume en carton rigide ayant pour forme celle d’un phallus en érection. Obscène? Vous avez dit obscène? Mais la véritable obscénité, c’est dans les tranchées qu’elle règne… Le porc, c’est toi l’officier qui exécute la boucherie! C’est toi le ministre qui l’organise! C’est toi le bourgeois qui la finance! Et c’est toi le prolo qui accepte de servir de viande à obus au lieu de te révolter! Voilà le message que délivre la bande du «Voltaire». Provocation permanente et bière fraîche. 

 

Il s’agit aussi de subvertir le langage. Désormais, il n’exprime que le bourrage de crâne auquel se livrent la grande presse et les écrivains académiques. Les discours ne signifient-ils plus rien? Alors, écrivons ce qui nous passe par la tête. Là au moins on sera dans l’authentique, comme le suggère Hugo Ball dans le premier Manifeste Dada :

Je ne veux pas de mots inventés par quelqu'un d'autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien entendu, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi.

Il conclut ainsi :

Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre.

Dans son ouvrage Le Surréalisme et l’après-guerre, paru en 1947, Tristan Tzara témoignera de l’état d’esprit qui règne en 1916 :

Dada prenait l’offensive et attaquait le système du monde dans son intégrité, dans ses assises, car il le rendait solidaire de la bêtise humaine, de cette bêtise qui aboutissait à la destruction de l’homme par l’homme, de ses biens matériels et spirituels. Aussi fûmes-nous désignés à prendre comme objet de nos attaques, les fondements mêmes de la société, le langage en tant qu’agent de communication entre les individus, et la logique qui en était le ciment. 

La poésie est mobilisée dans cette guerre contre la guerre, de même que la peinture, la sculpture, la danse et la musique. Afin de décorer la salle du «Cabaret Voltaire», Ball, Arp, Tzara et les autres ameutent tous les peintres de leur connaissance pour qu’ils donnent leurs œuvres. La liste des généreux donateurs: Picasso, Modigliani, Kandinsky, Klee, Léger, Matisse. Tout le génie juvénile de l’Europe en feu prend d’assaut ce bouiboui sis au fond d’une petite rue zurichoise qui n’a jamais aussi bien mérité son nom : Spiegelgasse (ruelle du Miroir).

Les œuvres picturales ne font pas qu’illuminer les murs sombres du cabaret. Elles sont aussi en mouvements, comme en témoigne cette explication d’Hugo Ball, reprise dans le catalogue de l’Exposition Dada au Centre Pompidou à Paris (entre octobre 2005 et janvier 2006) :

Janco a fait un certain nombre de masques […] conçus pour être vus à distance, font un effet incroyable. […] Non seulement le masque réclamait aussitôt le costume, mais il imposait également des gestes précis, pathétiques, qui frôlaient la démence. Sans que nous eussions pu nous en douter […], nous fûmes en train de nous mouvoir comme dans un ballet bizarre, drapés et ornés d'objets invraisemblables, renchérissant l'un l'autre par nos idées.

 

Pourquoi pas Dada ?

 

A ce mouvement, il faut un nom. Ce sera Dada. Pourquoi Dada? Et pourquoi pas Dada? Qui l’a déniché? Deux versions – au moins – divergent. L’une affirme que Tzara l’a trouvée en tombant par hasard sur ce mot dans le Larousse. L’autre soutient que Richard Huelsenbeck et Hugo Ball l’ont découvert dans un dictionnaire français-allemand en cherchant un nom de scène à la chanteuse du «Voltaire», nommée Le Roy à la ville.

En clamant son «Manifeste Dada» (en allemand) le 14 juillet 1916, Ball s’explique sur le mot et sur la chose :

Dada est une nouvelle tendance artistique, on s'en rend bien compte, puisque, jusqu'à aujourd'hui, personne n'en savait rien et que demain tout Zurich en parlera. Dada a son origine dans le dictionnaire. C'est terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en effet, vous avez raison, c'est ça, d'accord, vraiment, on s'en occupe », etc. C'est un mot international. Seulement un mot et ce mot comme mouvement.

Deux ans plus tard dans son «Manifeste» bien à lui (en français) Tzara enfourche aussi le dada, à la Meise de Zurich  :

Dada ne signifie rien (…) On apprend dans les journaux que les nègres Krou appellent la queue d’une vache sainte: DADA. Le cube et la mère en une certaine contrée d’Italie: DADA. Un cheval en bois, la nourrice, double affirmation en russe et en roumain: DADA. Des savants journalistes y voient un art pour les bébés, d’autres saints, Jésus appelant les petits enfants du jour (…) L’œuvre d’art ne doit pas être la beauté en elle-même, car elle est morte (…) L’essai de Jésus et la bible couvrent sous leurs ailes larges et bien-veillantes : la merde, les bêtes, les journées. Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie informe variation: l’homme?

 

Les soirées Dada du «Cabaret Voltaire» attirent un monde fou. Fou et bruyant. Les voisins protestent (on ignore si la famille Lénine est du nombre). Et le cabaret doit fermer après six mois d’existence. Mais quel semestre qui a secoué bien d’autres nuits que celles de la Spiegelgasse! Dada continuera son cours frénétique dans d’autres lieux à Zurich.

 Comme toujours, les bisbilles entre protagonistes séparent les amis d’hier; Ball et ses copains, d’un côté, Tzara et les siens, de l’autre. Dès la guerre terminée, Dada va galoper sous tous les cieux européens. Notamment à Paris où André Breton et Louis Aragon vont faire venir Tristan Tzara et lancer Dada à l’assaut de la Tour Eiffel, monument hautement incongru lui aussi.

Le dadaïsme n’échappe pas à l’essoufflement et meurt, par saccades, dès 1921. Breton, Soupault, Aragon, Eluard assurent sa réincarnation dans le surréalisme qui donne un contenu théorique à cette révolte à l’état brut. Marx, Freud et Trotski sont mis à contribution. Dada était un cri. Le surréalisme veut le transmuer en pensée, notamment grâce aux deux «Manifestes» de Breton.

Son mouvement deviendra le moteur de l’art au XXe siècle sous toutes ses formes, en France, en Europe, dans le monde entier. La présence d’André Breton aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre mondiale sera déterminante pour faire de New-York la nouvelle capitale planétaire des créateurs. Depuis, plus aucun mouvement artistique n’a pris une telle place dans la vie des humains, affectant des domaines considérés jusqu’alors comme hors du champ artistique, à savoir la mode, le dessin industriel, la publicité.

Dada est aujourd’hui un objet de musée. Mais jamais la flamme allumée à Zurich un jour de février 1916 ne s’est éteinte. Elle vacille. Elle décline. Et reprend vie dès que l’esprit de sérieux organise ses pompes funèbres.